Aujourd’hui, je vais vous parler d’un préjugé (ou plutôt, de multiples préjugés) que la quasi-totalité des personnes NT-valides ont. Les seules qui ne les ont pas (forcément) sont en général celles qui ont elles-mêmes un jour expérimenté une forme de handicap et/ou de maladie, de manière suffisamment importante et durable.
Ce préjugé, on pourrait le résumer par « Tu peux le faire ». Il y a aussi le préjugé inverse « Tu ne peux PAS le faire » (avec les mêmes raisonnements).
Si vous trouvez l’article trop long, vous pouvez sauter et lire directement la conclusion.
1 – Ce n’est pas parce qu’on est capables d’accomplir une tâche A, qu’on sera capables d’accomplir une tâche B (qui est similaire à A)
Coordination motrice
Je pense en particulier à la dyspraxie. Il s’agit d’un manque important de coordination motrice, et d’une difficulté à apprendre à coordonner ses membres. La dyspraxie a une origine neurologique.
Autrement dit, une personne dyspraxique sera en général maladroite, lente et imprécise dans des tâches motrices. Elle pourra donc ne pas savoir faire ses lacets ou du vélo, se cogner constamment dans les murs, se blesser en utilisant un couteau, ne pas savoir jouer au ballon…
En plus des personnes qui ne sont « que » dyspraxiques, il est fréquent pour les personnes autistes d’avoir (du fait de l’autisme) des difficultés de coordination.
Trois exemples pratiques.
1 ) Il y a des enfants autistes et dys qui ont appris (avec un enseignement adapté et du temps) à faire des figures compliquées en skate… et ne savent pas faire leurs lacets. Le site de l’association A-Skate en parle.
Ces enfants (ou adultes) ne savent vraiment pas faire leurs lacets (et préféreraient savoir). Ce n’est pas une question de volonté et de manque d’effort de leur part. Et ce, indépendamment de leurs performances dans tel ou tel sport.
2 ) Un de mes amis, qui est dyspraxique, n’a pas de problèmes pour jouer au foot, mais sa dyspraxie l’empêche de faire de la boxe.
Les deux demandent de coordonner ses membres, mais pas les mêmes membres, pas dans le même ordre et de la même façon.
3 ) Je vous invite à lire le commentaire (intéressant) de Blandine Messager. Elle explique qu’elle a pu apprendre à broder avec une grande finesse et à écrire en calligraphie (mieux que la moyenne), à monter des meubles Ikea, entre autres capacités.
Cela ne l’empêche pas d’avoir des difficultés en motricité globale, et donc en danse à deux, jeu de ballon…
Les études
J’ai suivi des études dans plusieurs domaines (suivi, pas vraiment réussi…), mon parcours a été chaotique. Et c’est lié à ma situation de handicap.
En effet, les études (que ce soit en université ou formation pour adultes) demandent de lire une grande quantité de textes (livres, polycopiés…), de faire des recherches, d’écrire (des dissertations, commentaires, synthèses, un mémoire…), de présenter un sujet (oral, exposé), de suivre des cours (longs) en restant concentré, etc.
Tout ça, je ne peux le faire, d’abord, que si j’ai une quantité de cuillères suffisantes, et ne suis pas dans une période de dépression (j’y reviendrais dans la partie « contexte »), que l’enseignement ne soit pas trop inadapté. A supposer que ces conditions soient remplies, alors il y a plusieurs cas possibles.
1 ) Le sujet ne m’intéresse pas du tout, m’ennuie, et me repousse profondément. Dans ce cas, mon cerveau ne peut pas se concentrer dessus. Je suis incapable de me forcer à m’y intéresser, à mémoriser…
En pratique, je peux passer des heures à essayer désespérément de me concentrer sur une vidéo de cours, ou un cours en présentiel, et décrocher constamment. Le résultat sera que je n’aurais presque rien retenu, et que j’aurais attrapé une migraine, je serais énervé, j’aurais besoin de dormir…
Le résultat, à la fac, c’est des notes de type 2/20.
2 ) Le sujet ne m’intéresse pas, mais ne me repousse pas trop. C’est un cas proche du précédent, mais en « moins pire ».
Dans ce cas, si je vais en cours, je pourrais arriver à suivre à moitié. Il sera cependant absolument nécessaire (pour justement ne pas craquer et pour pouvoir suivre le cours) d’avoir une autre occupation à côté, par exemple Internet. En outre, cela ne marchera que si l’enseignement est suffisamment adapté.
Et je pourrais arriver à mémoriser des aspects du cours, en révisant juste avant l’examen, pour donner le change. Évidemment tout sera oublié un ou deux mois après.
Dans ce cas, je pourrais arriver à donner superficiellement le change, en révisant à fond juste avant l’examen, et en mémorisant à courte durée (évidemment j’aurais presque tout oublié dès le mois suivant).
Le résultat sera plutôt des notes de type 8/20, 9/20.
3 ) Le sujet correspond à un intérêt spécifique, et là, ça marchera en général. Sauf, éventuellement, en cas d’enseignement inadapté, d’enseignant psychophobe qui ne m’aime pas, de dépression…
Bref. Le résultat c’est que les gens me voient réussir, parfois, dans certaines matières (et ont l’impression biaisée que c’est sans efforts). Ils me voient aussi passer des heures à travailler sur mon blog, ou à faire des recherches sur des sujets d’intérêt.
Et du coup, ils se disent que « je n’ai qu’à » fournir le même effort dans les autres matières (où je galère), que « je n’ai qu’à » me bouger.
Cela ne marche pas comme ça. Le fait que j’ai des capacités bonnes ou correctes dans certaines matières scolaires ou universitaires, certains domaines intellectuels, n’empêche pas qu’il me manque les capacités nécessaires pour d’autres domaines scolaires et intellectuels. Et cela ne dépend pas de ma volonté.
Et j’insiste : c’est le cas même pour des domaines qui ont l’air proches. Par exemple, j’ai pu lire (pendant des années, avec persévérance) des livres de niveau correct sur les étoiles, les trous noirs, le Big Bang, la relativité générale…
Et pourtant, au lycée, je n’arrivais pas à m’intéresser à la physique-chimie, à comprendre et mémoriser les bases… même en « me forçant ».
C’est particulièrement handicapant, car les études comme les métiers qualifiés demandent toujours de développer des compétences multiples, de s’adapter… Et perso il me manque toujours plusieurs compétences-clé.
Les langues
Cela rejoint un peu le point précédent. Pendant des années, j’ai ramé (à l’école) en anglais et en espagnol (en particulier en espagnol).
Ensuite, j’ai réussi (avec des années de pratique quotidienne) à apprendre à écrire et lire l’anglais, et aujourd’hui je le fais presque aussi bien que pour le français. Cependant, cela n’a été possible que pour certaines raisons
- C’est mes intérêts spécifiques qui m’ont amené à lire beaucoup d’anglais et à échanger avec des anglophones à l’écrit (condition indispensable)
- La grammaire et la conjugaison anglaises sont compliquées quand on débute, mais beaucoup moins en comparaison que la grammaire espagnole (ou française pour les étrangers). En effet, en espagnol, il y a six temps à l’indicatif, huit temps au subjonctif, plus l’impératif, le conditionnel, le gérondif et le participe. Il y a les verbes à diphtongue, à affaiblissement, à alternance, irréguliers. Bref, de mon point de vue, c’est une usine à gaz, je m’y perds à chaque fois, et même si j’arrivais à retenir tout ça, je ne saurais pas l’appliquer en pratique de manière fluide.
Bref.
Là où je veux en venir, c’est que certes j’ai pu maîtriser l’anglais (dans les bonnes conditions), cela ne me rend pas automatiquement capable d’apprendre l’espagnol ou une autre langue.
La vie sociale
Il y a quelques années, un ami (NT et valide) se montrait sceptique dès que je lui parlais de mes difficultés pour me faire et garder des amis, interagir avec les gens et les groupes, aborder des gens inconnus, etc.
En effet, il avait l’impression que j’étais parfaitement sociable puisque avec lui je n’avais pas ou peu de problèmes.
Mais, selon qu’on rencontre des gens par les études, le travail, le sport, les loisirs, par des amis… cela ne demande pas exactement les mêmes compétences, dans les détails. Et dans chaque cas, cela va encore varier (selon quelles études, quel métier, quel sport, quel milieu social).
Par ailleurs, cela dépend aussi du contexte (est-on avec une personne qui nous rassure, a t-on les cuillères…).
Comme je disais, les gens vont parfois dire « tu peux le faire » et parfois « tu ne peux pas ». Exemple : tu peux jouer au handball DONC tu dois pouvoir jouer au tennis. Ou à l’inverse, tu ne peux pas jouer au tennis DONC tu ne pourras pas jouer au handball.
2 – Ce n’est pas parce qu’une personne peut réaliser une tâche A dans un moment et un contexte précis, qu’elle peut tout le temps et partout
Les cuillères
J’en parle en détail dans l’article sur les cuillères. Mais en gros, les capacités d’une personne peuvent évoluer selon les cuillères dont elle dispose.
Que ce soit les capacités de relations sociales (discuter, anticiper les attentes, sourire…), les capacités de travail (se concentrer, faire une recherche, mener plusieurs tâches à la fois…), les capacités physiques (être debout, marcher, courir…). Bref, toutes les capacités.
Les personnes atypiques, mais aussi les personnes concernées par le handicap et la maladie physiques, peuvent voir leurs capacités brutalement baisser.
En pratique, une personne peut être capable de faire un footing d’une heure ou d’aller à une soirée dansante avec 30 personnes un jour. Et la semaine d’après, un jour elle ne pourra pas bouger de son lit du tout.
La quantité de cuillères disponibles est, bien sûr, liée à l’état général de la personne.
L’état général de la personne
1 ) Si c’est une personne concernée par une maladie ou un handicap physique, a t-elle mal ? A t-elle envie de vomir ?
2 ) Si c’est une personne autiste, est-elle en train d’avoir un meltdown ou un shutdown ?
3 ) Si c’est une personne concernée par l’hypersensibilité sensorielle, est-elle en train d’en souffrir ? Du bruit, du froid, de la chaleur, du vent, du contact avec la foule, de l’odeur…
4 ) La personne est-elle en crise d’angoisse ?
5 ) Vient-elle d’avoir une crise d’angoisse, quelques heures / minutes avant ?
6 ) A t-elle des idées noires, là maintenant ?
7 ) Est-elle en crise de manque, par rapport à une addiction (psychoactifs, alcool, jeu, nourriture)… ?
8 ) Vient-elle d’avoir un flashback (stress post-traumatique) ?
10 ) Si la personne est concernée par l’hypersensibilité émotionnelle, est-elle en train d’en souffrir ?
Et bref, je pourrais continuer longtemps cette liste. Là où je veux en venir c’est que une personne peut, dans l’absolu, être capable de faire une chose… mais pas ici, pas maintenant, pas dans ces conditions-là.
[Info]
L’hypersensibilité émotionnelle peut se retrouver, sous des formes très diverses, dans le haut potentiel et l’autisme, dans les personnalités dépendante, évitante et borderline, dans l’anxiété, la bipolarité, la dépression…
L’hypersensibilité sensorielle, elle, se retrouve de manière diversifiée, dans l’autisme, le haut potentiel complexe, et dans des maladies physiques qui affectent les fonctions sensorielles (épilepsie, fibromyalgie, Ehlers-Danlos…).
3 – Ce n’est pas parce que Bidule (qui est autiste) arrive à réaliser une tâche A, que Machine (autiste aussi) y arrivera aussi
Je prends ici l’exemple de l’autisme, mais c’est la même chose pour tout. Ce n’est pas parce que telle personne avec des troubles alimentaires peut être végane, que c’est le cas de toutes les autres.
Ce n’est pas parce que telle personne dépressive peut travailler, que toutes les autres peuvent. Et il est possible que cette personne puisse travailler en ce moment, dans cet emploi-là, mais que cela change selon l’évolution de sa dépression et du contexte.
Ce n’est pas parce que telle personne anxieuse arrive à gérer ses crises d’angoisse, que toutes les autres peuvent.
Et ainsi de suite.
4 – Et à plus forte raison pour des conditions différentes
Déjà, comparer deux personnes autistes (en mode « elle, elle peut le faire, donc toi aussi tu dois pouvoir») n’a aucun sens. Mais cela en a encore moins de comparer des personnes avec des conditions différentes.
Je repense encore une fois à cette personne qui faisait une comparaison entre moi (et ma situation de handicap, mes atypies sociales et psychiques), et une personne qui a la sclérose en plaques.
Je vais rappeler quelques bases.
Une personne neuroatypique, ce qui fait qu’elle l’est, c’est… qu’elle n’est pas neurotypique. Qu’elle ne correspond pas au fonctionnement neuro-psychologique et social des NT, et n’a pas leurs capacités. C’est tout.
Certes, on peut trouver de nombreux points communs entre l’autisme et les TOC, entre les TOC et l’anxiété, entre la dépression et la bipolarité, etc. Cependant, cela ne veut pas dire que c’est identique, que toutes les atypies seraient identiques. Et cela n’a pas de sens de comparer la vie de personnes qui ont des atypies différentes (surtout pour dire « toi aussi tu peux le faire »), car il y a tellement de détails qui changent.
Une personne malade, c’est une personne dont l’état de santé est négativement altéré. C’est tout. Il n’y a pas de point commun automatique entre toutes les maladies et les personnes malades, à part de ne pas être en bonne santé.
Une personne handicapée, ou plutôt en situation de handicap, c’est une personne qui ne peut pas effectuer des tâches que la société lui attribue ou lui demande (que ce soient des tâches sociales, domestiques, professionnelles, scolaires…). Et encore une fois, c’est tout. Il n’y a pas de point commun automatique entre tous les handicaps.
En outre, maladie et handicap ne sont pas synonymes, et ne vont pas automatiquement ensemble (par exemple, l’autisme n’est pas une maladie, mais dans une société psychophobe, être autiste entraîne une situation de handicap).
Trop de gens ont tendance à mettre, en vrac, dans un même panier, toutes les personnes atypiques, ou toutes les personnes malades, ou toutes les personnes en situation de handicap… voire les trois à la fois.
Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec des gens qui comparent l’autisme et la sclérose en plaques, ou qui vont dire à une personne autiste « regarde, cette personne en fauteuil, elle a traversé la Manche, donc toi tu peux bien travailler » (comme si être autiste et devoir utiliser un fauteuil c’était pareil).
Conclusion
Ce qu’il faut retenir c’est qu’il n’y a rien d’automatique. Ce n’est pas parce que certaines personnes malades et/ou en situation de handicap et/ou atypiques (des mots très, très larges) peuvent accomplir certaines tâches, que les autres le peuvent.
Dans un même groupe. Toutes les personnes schizophrènes n’ont pas exactement les mêmes capacités et handicaps. Toutes les personnes dys, toutes les personnes TDAH, toutes les personnes autistes… non plus.
Pour une même personne.
Ses capacités vont évoluer au cours de sa vie.
Ses capacités vont évoluer d’une semaine, d’un jour et d’une heure sur l’autre, selon ses cuillères, son état mental et physique.
Et le fait d’avoir des capacités (normales, bonnes ou même excellentes) dans un domaine A, n’impliquera pas d’avoir des capacités dans des domaines B ou C. Et c’est le cas pour des compétences sans rapport (exemple : une personne peut être excellente en couture, et incapable de gérer les détails du quotidien ou de tenir un budget). C’est le cas aussi pour des compétences proches (exemple : une personne qui a de bonnes capacités en histoire de l’art, et qui sera incapable de suivre correctement un cours d’histoire des sciences ou d’arts plastiques).
Et je le redis encore, ce n’est pas une question de volonté.
Cela ne sert donc à rien de nous dire de « faire un effort », comme si il suffisait de mettre une pièce (l’effort, le travail, la volonté) dans la machine pour que le résultat tombe. Cela ne sert à rien de présumer qu’on « peut faire » ceci ou cela.
Nous ne sommes pas des distributeurs automatiques.
Le pire c’est qu’on me dit souvent « tu peux le faire » (ou : « quand on veut, on peut ») pour m’encourager, comme avec bienveillance. Les gens ne comprennent pas ce qui m’empêche de faire tel boulot, d’entreprendre tel voyage, de participer à tel dîner, de me mettre à tel sport… je suis la seule à prendre en compte que les obstacles sont réels. Alors je termine systématiquement par me sentir à la fois nulle+ défaillante et incomprise+ en colère.
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Grave.
Les NT-valides pensent que tout est « dans notre tête », que les obstacles sont dans notre tête… Si seulement.
D’ailleurs, quand je leur parlais de mes peurs de l’avenir, ils disaient toujours tous que j’exagérais et stressais pour rien (sans prendre la peine d’y réfléchir).
Quand je leur dis que je peux pas faire un truc, que je vais m’épuiser ou me faire mal… ils pensent toujours que je stresse pour rien. Et à chaque fois, bingo, j’avais raison…
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Je ne sais pas pour les autres NA mais moi je trouve que je me connais extrêmement bien, je sais généralement bien prédire ce qui va arriver, choisir ce qui est bon pour moi, savoir quand je peux « faire un effort » pour repousser mes limites et quand non, etc. Mais je me laisse souvent convaincre par les autres que j’ai tort et qu’il faut le faire quand même. Et comme toi : « chaque fois, bingo, j’avais raison » 😉
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« C’est particulièrement handicapant, car les études comme les métiers qualifiés »
Il manque la fin de la phrase je crois.
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